• Les Yggardiens : Novogord, Chap.01

    Je vous propose de découvrir le premier chapitre du premier tome des Yggardiens, Novgorod.

    Il y a probablement encore pas mal de chose à revoir. N'hésitez pas à me laisser un avis.

     


    Synopsis :

    Lorsque le professeur Salisbury apprend qu'il va mourir, il sait qu'il doit trouver quelqu'un pour le remplacer à son poste « d'encyclopédie du fantastique » au sein des Yggardiens. Mais il faut aussi qu'il trouve quelqu'un pour s'occuper de son fils adoptif, un dieu-cervidé, Kureno.
    Mais la seule personne capable d'assurer ces deux rôles n’est autre qu’un être avec qui il s'est brouillé il y a des années de cela.
    Dans le même temps, une créature inconnue, visiblement nécrophage, sème le trouble en Bretagne.

     


    Chap. 01

     

     

                — Ne la blesse surtout pas, hurla le professeur Eustache de Salisbury dans le casque audio de son fils.

    — Mais qu'est-ce que tu crois que je fais ?! C’est à elle qu’il faudrait dire ça, répliqua Kureno dans son micro. 

    Le jeune dieu tenta de sortir comme il put du mur dans lequel il venait de s’encastrer. Il repoussa ses cheveux fauves en arrière pour se dégager la vue, en callant les mèches les plus rebelles derrière ses petites oreilles pointues de daim. On distinguait à peine les petites taches orange brûlées sur ses pommettes. La créature végétale qui l’avait attaqué semblait avoir disparu. Ses yeux bleu vif observèrent minutieusement les alentours.

    Kureno s’épousseta. Ses longues moustaches noires taillées à la horseshoe étaient pleines de poussière tout comme son visage. Puis il vérifia qu’il n’avait pas perdu son équipement. Rien ne manquait. C’est alors qu’il vit dans les décombres du mur un objet à l’aspect étrange : cela ressemblait à un morceau de ramure duveteux. Il saisit de ses mains les minces bois qui se dressaient sur le haut de sa tête.

    — Ah l’enculasse ! Elle m’a pété un bois, vociféra-t-il.

    — Kureno ! Ton vocabulaire, réprima immédiatement le professeur dans l’oreillette du jeune homme.

    — Pardon Papa, mais voilà quoi ! 

    Le jeune dieu, bien que d’allure humaine, arborait certains très caractéristiques des dieux thérianthropes. Dans son cas, des attributs de cervidé. Un sentiment de frustration l’envahit. La sale bestiole qui l’avait attaqué avait brisé l’une de ces plus grandes fiertés, ses bois. Depuis qu’ils avaient commencé à pousser, il y a dix ans de cela, Kureno en prenait un soin démesuré. Cela dépassait le stade de la coquetterie. Il tapa fortement du pied sur le sol et sa petite queue de daim frémissait pour évacuer sa colère. Il ne tenait pas à se faire disputer une nouvelle fois par son père en proférant des jurons. 

                Un épouvantable hurlement, strident au possible, retentit alors dans le village déserté, ramenant Kureno sur terre. Au détour d’une ruelle apparut l’énorme créature au buste à forme humaine et dont le reste de son anatomie ressemblait à une longue queue de serpent. Son corps était une sorte d’enchevêtrement d’épaisses ronces à l’écorce brune. D’innombrables branches lui permettaient de se déplacer avec une fluidité et une rapidité hors du commun. Deux lueurs pourpres émanaient d’interstices entre les ramilles qui formaient ses yeux. Des feuilles, semblables à celles des framboisiers, ressemblaient à une longue chevelure verte. Elle avait des airs de Gorgone végétale.

    — C’est une nymphe de type dryade rosaceae. Ne la blesse surtout pas ! Dajan et le capitaine Indriðason[1] devraient bientôt te rejoindre pour la calmer ! 

    — Ouai, mais en attendant, c’est sur moi qu’elle tape ! 

                La créature se précipita sur lui dans un cri suraigu. Elle agitait ses bras ronces qui fendaient l’air comme de dangereux fouets, lacérant les façades des maisons.

    Kureno fit un gigantesque saut en arrière pour éviter les assauts de la créature hystérique. Sa nature divine lui octroyait des capacités surnaturelles. En tant que dieu-cerf, il pouvait effectuer des bonds hors normes. Il était également doté d’une rapidité et d’une agilité extraordinaire. Ces atouts physiques lui donnaient une aisance au combat que n’importe quel humain de sa stature – Kureno était assez grand et musculeux — aurait envié passionnément, ou avec jalousie.  

    Une fois hors de portée de la dryade, perchée comme un oiseau sur le rebord d’un toit, Kureno sortit ses deux pistolets automatiques de leurs étuis accrochés à sa taille. Chargés avec des balles normales, les tirs allaient lui permettre de ne pas blesser la nymphe, cela serait suffisant pour la tenir à distance cependant.

                Mais la créature n’avait que faire ces coups de feu du jeune dieu. Elle continuait d’attaquer Kureno avec ses ronces. Celui-ci sautait de toit en toit pour éviter les branches épineuses. Malgré sa fureur, la créature se rendit compte que ses assauts étaient inefficaces contre son daim d’adversaire. Comme elle ne parvenait pas à le toucher, la dryade se mit à secouer frénétiquement ses rameaux  : une pluie d’épines fondit sur le dieu. Il parvint à les éviter de justesse ce déluge d’écharde en sautant au travers d’une fenêtre, au premier étage d’une bâtisse. Le verre explosa en millier de fins éclats dont certains coupèrent le divin visage.

    — Pff, putain, ça me gonfle, soupira-t-il en se relevant des décombres. 

    Il fallait qu’il sorte de cette maison à présent, et vite ! Il observa rapidement la pièce dans laquelle il venait de tomber. L’endroit sentait le vieux et le renfermé. Les meubles anciens et les dizaines de photos de jeunes enfants sur les murs laissaient penser que le lieu était habité par un couple de retraités, heureux grands-parents. Kureno ne s’attarda pas plus sur la décoration, qui ne lui plaisait guère, pour se diriger vers la porte. Le rez-de-chaussée fut investi par la créature folle quand ce dernier se jetait dans l’escalier pour quitter la maison. Il dut faire demi-tour en toute précipitation pour aller se réfugier dans une seconde chambre en fermant la porte à clé. La planche de bois ne retiendrait pas la dryade longtemps, mais suffisamment pour qu’il puisse se sauver. Il sortit par une autre fenêtre, sans la défoncer ce coup-ci.

    De nouveau à l’extérieur, il détala à toute vitesse dans les rues pour s’éloigner un maximum de la nymphe. Il zigzagua dans de nombreuses petites venelles avant de trouver un coin sûr qui le dissimulerait. Lorsqu’il s’estima en sécurité, il contacta le reste de son groupe d’intervention. Ces derniers commençaient à se faire sérieusement attendre.  

    — Dajan, capitaine Indriðason, ici Kureno : qu’est-ce que vous foutez !?! Je vais finir en cactus si vous continuez à traîner ! 

    — Kureno, ici Dajan : désolé, mais on s’est heurté à la population locale. On arrive. 

    — Oui bon bin bougez vous, car… »

                Le mur contre lequel le jeune dieu était en train de s’appuyer vola en éclat. Kureno fut partiellement enseveli. Il se dégagea rapidement. Mais pas assez vite pour échapper à la dryade. Elle le saisit à la jambe avec l’une des ses branches. Il  poussa un hurlement de douleur lorsque les épines de ronces s’enfoncèrent dans sa chair. Il essaya de se libérer en la criblant de balles, mais cela ne fonctionna pas. Très vite, il se retrouva la tête en bas et secouer comme un prunier. À plusieurs reprises, la dryade la projeta contre des murs qui s’effondrèrent. Heureusement que les dieux étaient immortels, un humain serait mort au premier coup. Kureno réfléchit à la manière dont il pouvait se sortir de cette situation renversante. Si les armes conventionnelles étaient inefficaces, les armes divines auraient probablement plus d’effet. Il lâcha ses deux armes automatiques qui tombèrent au sol. Il fit alors un effort de concentration en levant sa main droite vers le ciel, comme si quelque chose allait lui tomber dans la paume. Dans un flot de lumière argentée, le jeune dieu fit alors apparaître sa lance à deux fourches. Les tranchants magiques des lames sectionnèrent net les branches qui le retenaient. Il tomba lourdement sur le sol : sa jambe blessée l’empêcha de se rattraper correctement.

    La nymphe poussa un cri si aigu que cela produisit un effet de résonance dans l’oreillette du jeune homme. Un liquide aqueux incolore et gluant coula de sa blessure. La cicatrisation fut pourtant instantanée.

    — Kureno, qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Je t’ai dit de ne pas la blesser, cria le professeur Eustache dans l’oreillette du jeune dieu.

    — T’es gentil Papa, mais c’était ma jambe ou son bras ! 

                Mais la blessure que le dieu avait infligée à la créature ne fit qu’augmenter sa fureur. Une nouvelle fois, elle envoya une pluie d’épine sur lui, qu’il esquivât tant bien que mal.  

    — Kureno, ici Dajan : où es-tu ?

    Pour se signaler, le dieu saisit son pistolet de détresse à sa ceinture et tira une fusée. La forte lueur rouge que provoqua le projectile fit reculer la nymphe. Ce comportement de recul, de peur, intrigua Kureno qui comprit vite : la créature craignait de prendre feu. Le corps de la dryade étant fait de bois, il était donc sensible aux flammes. Sans perdre une seconde, il tira une seconde cartouche vers son agresseur. Il profita de la panique de cette dernière pour mettre un maximum de distance entre elle et lui.

                Heureusement, les deux acolytes que Kureno attendait avec impatience arrivèrent. Membres des Yggardiens depuis de nombreuses années, la capitaine Brynhildur Indriðason était à la tête de la prestigieuse unité d’élite dite d’Odin. Cette Islandaise d’une trentaine d’années était un petit brin de femme, à la belle chevelure dorée et aux yeux d’eaux. Son physique avantageux ne faisait cependant pas ombrage à ces compétences reconnues de tous. Tireuse émérite, athlète accomplie, leader charismatique, elle n’avait pas volé son poste. Son caractère vif, son intelligence et sa grande capacité à s’adapter l’avaient rapidement fait gravir les échelons dans la hiérarchie militaire de son organisation. Le seul défaut que certains, mauvaises langues, lui trouvaient, c’était bien d’être une femme. Mais ces critiques émanaient tout particulièrement de ses collègues masculins qui se voyaient régulièrement mis au tapis, à tous les niveaux, par Indriðason.

    Pour la seconder, la jeune femme pouvait compter son un compagnon de taille, le grand Dajan. Ce Kenyan, d’origine Masaï, était son lieutenant depuis des années. Cependant, il n’était pas humain comme elle. Dajan était un thérianthrope[2], un cat-people. Il avait le pouvoir de se transformer en un gigantesque lion. Il était ce que l’on nommait une créature de légende, tout comme Kureno qui était un dieu, ou la dryade. Ces capacités hors-normes lui conféraient une force herculéenne, force encore décuplée par son physique impressionnant. Pour plus d’aisance, Dajan portait constamment de longues jupes noires et des vêtements conçus pour qu’il puisse les ôter facilement. Il perdait aussi peu de temps quand il se métamorphosait et ne réduisait pas systématiquement ses habits en lambeaux. Cette masse de muscle brute avait une démarche féline et élégante à l’image du roi des animaux.

    Ce duo exceptionnel était d’un contraste saisissant : Dajan, grand et la peau aussi noire que la nuit, le crâne chauve et Brynhildur, petite blonde aux yeux bleus.

                Kureno fut heureux de voir son couple préféré arriver. À eux trois, ils formaient la meilleure équipe de tous les temps. Enfin, quand le jeune dieu ne faisait pas bande à part…

    Il se précipita vers eux en agitant les bras et en hurlant. Il remarqua alors que le Kenyan portait une sorte de charge, enroulé dans un drap blanc, sur son épaule. Mais il n’y prêta aucune attention, trop content de recevoir de l’aide.

     — Les fusées de détresse ! Ça lui fait peur ! 

    Sans perdre une minute, la capitaine Indriðason sortit son pistolet à fusée de détresse et fit feu. Très vite, la nymphe fut encerclée par les projectiles et un mur de fumées flamboyantes.

    La dryade poussait des cris de terreur : le feu était la chose qu’elle craignait le plus puisque son corps était entièrement fait de bois. Une seule étincelle chaude et elle se transformait en torche vivante. Le but de l’opération n’était pas de la tuer, mais de l’apaiser. En effet, depuis des années, le professeur Salibury, celui qui menait indirectement cette opération — depuis sa base islandaise — ne voulait pas que l’on abatte les créatures de légendes qui perturbaient le quotidien des humains. Il voulait savoir pourquoi ces créatures attaquaient, se manifestait, après parfois des siècles de silence ou de cohabitation pacifique.

     

                Dajan était celui qui apportait la solution. Le colosse à la peau sombre s’approcha avec prudence du cercle de feu. La pauvre créature, prise de panique ne remarqua pas sa présence immédiatement. Il écarta d’un coup de pied la fusée qui se trouvait sur son chemin. Il se retrouva alors face à face avec la dryade. Celle-ci semblait plus agressive que jamais. Mais la peur des flammes était si présente, qu’elle ne s’attaqua pas au Kenyan. Pour manifesta sa haine, elle poussa des hurlements cristallins qui firent exploser toutes les vitres encore intactes de la rue.

    Sans quitter la dryade des yeux, Dajan déposa lentement son paquet sur le sol. Très délicatement, il retira une pièce de tissu qui recouvrait une partie de l’objet qu’il avait transporté. Un visage humain, épouvantablement livide, apparu. Ce que le thérianthrope avait dévoilé, c’était un corps. Un corps humain, mort.  

    Un moment d’inattention de la part de l’Africain permit à la plante de l’attaquer. Le colosse fut projeté en arrière, en direction de ses compagnons. Il retomba sur ses pieds en une élégante pirouette.

    Lorsque la dryade vit le pâle visage du mort, elle se calma immédiatement. Les lueurs rouges de ses yeux disparurent, laissant des orbites vides. Doucement, elle diminua de taille pour prendre une apparence proche de celle d‘un être humain. On distinguerait bien la forme de ses petites hanches. On aurait presque dit une enfant. Son corps perdit ses épines et prit une couleur plus claire. Les cheveux de feuilles tombaient en une longue trainée derrière elle.

    Elle s’assit auprès du corps. La dryade hésita à passer ses doigts de bois noueux sur le visage, comme si elle avait peur de l’abimer. Après la colère et l’agressivité qu’elle avait manifestées, ce moment de tendresse avait quelque chose d’irréel. Avec une étrange délicatesse, elle saisit le mort et le serra contre elle. Des orbites vident de ses yeux, un liquide très aqueux se mit à couler. Elle pleurait.

    Le groupe d’Yggardiens regardait la scène sans rien dire. Kureno était celui que la scène touchait le moins. Il était plus préoccupé à retirer les dizaines d’épines qui étaient encore fichées dans sa jambe.

    — Kureno, qu’est-ce qui se passe ? Vous avez réussi à l’apaiser, demanda le professeur Salisbury via l’oreillette de son fils.

    — Tu avais raison papa. Aïe C’était bien un chagrin d’amour. Aïe. On voit ça ensemble quand je rentre. Aïe. À toute. 

    Le jeune dieu coupa son écouteur, qu’il retira de son oreille.

    Il fallait maintenant faire en sorte que la dryade ne se remette pas dans un état pareil. La pauvre créature n’avait pas pu supporter qu’on lui ôte l’humain quelle serrait tendrement dans ses bras. Une de ses nombreuses histoires d’amour qui avaient mal tourné entre deux espèces différentes.  

    Dajan et Brynhildur laissèrent la créature pleurer toutes les larmes de son corps avant de lui expliquer que le cadavre ne pouvait pas rester là. Tous les deux ignoraient si la dryade les comprenait, mais elle ne manifesta aucune agressivité. Le Kenyan recouvrit le visage du défunt avant de le soulever, sous le regard attristé de la petite femme-arbre. Il fallait remettre le mort dans sa tombe. La capitaine prit la nymphe par la main, comme s’il s’agissait d’une enfant. Ensemble, ils se rendirent au cimetière pour inhumer le corps une seconde fois. Cette triste besogne effectuée, les Yggardiens laissèrent la pauvre âme en peine sur la pierre tombale.

    Kureno avait suivi la scène de loin. S’il ne craignait plus la petite nymphe, il était très en colère contre elle. Il tâta le reste de bois brisé qui se dressait sur sa tête. Il pesta.

                Les trois compagnons constatèrent les dégâts que cette opération avait entrainés. Le village était dans un état lamentable. La nymphe avait tout dévasté dans sa colère. De nombreuses maisons avaient été éventrées, seuls les murs porteurs étaient encore debout pour certaines. Les rues avaient été complètement retournées. Les gravats se mélangeaient à des éclats de verre et à des millions de petites épines.

    Ils étaient assez rares que les dégâts soient aussi importants. Généralement, les équipes d’Yggardiens locales remplissaient parfaitement ce genre de mission. Mais dans ce cas, la folie de la dryade avait été telle que les Français – cas ces événements avaient eu lieu en France — n’avaient pas été en mesure de la stopper. C’est pour cela que l’unité Odin était venue directement d’Islande pour régler le problème.

    Les habitants du village avaient rapidement fui le carnage dès que la dryade avait attaqué. Il y avait quelques blessés légers. Mais ils ne s’étaient pas beaucoup éloignés. Ils s’opposèrent à ce que les Yggardiens déterrent le mort, cela allait à l’encontre de leurs traditions. Il fallut de longs pourparlers, bien trop long d’ailleurs, avant de les faire céder. Il arrivait parfois que les populations locales soient des adversaires plus coriaces que les créatures de légendes.

     

                À ce même moment, en Islande, dans l’enclave des Yggardiens, le vieux professeur Eustache de Salisbury et son équipe technique se réjouissait de la réussite de cette opération à risque.

    Le professeur put enfin souffler. Il angoissait toujours énormément lorsque Kureno partait en mission. Il savait que son garçon adoptif ne risquait pas grand-chose : c’était un dieu. Et tuer un dieu n’était pas chose aisée. Mais comme tout père, il avait peur pour son enfant. Surtout que le jeune dieu prenait toujours ces missions comme un jeu. Bien que celui-ci ait l’aspect d’un humain d’une trentaine d’années, mentalement c’était un adolescent. Et il se comportait comme tel.

    Depuis près de quarante-cinq ans qu’il était en poste, Eustache de Salisbury était l’Encyclopédie du fantastique, aussi parfois dit du légendaire, des Yggardiens. Son travail consistait à identifier les créatures qui posaient des problèmes aux humains, de trouver des solutions pour les neutraliser et dans le pire des cas, de les éliminer. Dans ce cadre, Eustache était un véritable expert en ce qui concernait les mythes, les légendes, les folklores ou les contes du monde entier. Aucun récit, aucun écrit traitant de ce sujet ne lui étaient inconnus. Heureusement pour lui, il n’était pas le seul parmi les Yggardiens à remplir cette mission. Mais lui était le leader, le chef, de ceux qu’on appelait vulgairement, les Chèvres, en référence aux deux caprinés qui encadraient les arbres de vie dans l’iconographie de nombreuses traditions.

     

                Les Yggardiens étaient, à l’origine, une sorte d’ordre, ou de société, qui veillait sur la racine du mythique frêne d’Yggdrasil. Fondé au IXe siècle en Islande, lors de la colonisation de l’île par les Vikings, cet ordre avait eu pour mission première de protéger l’accès à la branche de l’arbre-monde des légendes germano-scandinaves. Avec le temps, son activité s’était diversifiée. Pour commencer, ils avaient empêché des créatures, humaines ou non, mal attentionnées de s’en prendre à l’arbre sacré. Puis avec la découverte d’autre racine — ou branche ? — dans d’autres parties du monde, les Yggardiens s’installèrent un peu partout, là où leur présence était nécessaire. Avec les temps, ils se mirent à protéger les populations des créatures de légendes qui s’en prenaient à eux. Puis cette activité devint la dominante de l’ordre.

                Les enclaves, c’est ainsi que l’on nommait les casernes où les Yggardiens vivaient, étaient présentes dans presque tous les pays. Généralement, ces zones se composaient de lieux d’entrainements pour les agents, des paramilitaires, ainsi que des zones plus civiles où les techniciens, Chèvres, ou personnels particuliers exerçaient leurs professions.

    L’enclave islandaise était donc la plus ancienne et aussi la plus prestigieuse. Elle regroupait les trois unités d’élite presque légendaires : les unités Odin, Vé et Vili. Leur nom venait des trois dieux frères scandinaves, en hommage aux croyances des hommes qui avaient découvert l’Yggdrasil. Il n’est pas nécessaire de préciser que l’unité d’Odin était la meilleure. Le capitaine qui avait la chance d’être à la tête de ces troupes était la personne le plus enviée de tous ceux qui souhaitaient prendre du galon.

    Actuellement, le domaine s’était sur des dizaines de kilomètres carré, à plusieurs heures de voitures de la capitale Reykjavik. Il se composait de deux parties. Un petit manoir de type français, du XVIIIe siècle, maintes fois remanié, où vivaient le professeur Eustache, les agents spéciaux et le médecin de l’enclave. Un complexe militaire, avec les installations sportives nécessaires, était à la disposition du reste des Yggardiens de l’enclave.  

    Aujourd’hui, l’ordre était plus une organisation non gouvernementale dont les principaux objectifs étaient d’éviter que des créatures de légendes trop zélées ne sèment le trouble dans le monde humain. Les moyens technologiques permettant une très bonne surveillance de la racine d’Yggdrasil, sa défense n’était plus la priorité des Yggardiens. Plus discrète que secrète, elle trouvait ses financements grâce à sa maison d’édition, spécialisée dans le fantastique. Le gouvernement islandais ainsi que l’ONU complétaient leur budget.

                La diversité des créatures fantastiques était importante, c’est pour cela qu’il y a toujours eu des hommes comme le professeur Salisbury. Il avait été à peine âgé de plus de vingt ans lorsqu’il avait intégré l’ordre. Nul n’avait été aussi brillant que lui.

    Il avait été aussi le premier à faire intégrer des créatures de légende dans l’ordre. Aujourd’hui dans la dépendance islandaise qu’il gérait, trois de ces agents n’étaient pas humains : Kureno son fils adoptif, Dajan le cat-people type lion — sur sorte de lion-garou — et la Pythie grecque de Delphes. Mais cette dernière ne faisait pas de terrain, cette mancienne[3] ne possédait pas les capacités nécessaires. De plus, elle était quelque peu « dérangée ».

     

                Le professeur déposa son casque sur un des postes de contrôle. Il passa ses mains dans ses cheveux blancs pour les remettre un peu en place. Il avait tellement crié après son jeune fils qu’il s’était décoiffé. Après avoir remis ses mèches en place, il allait se rendre à son bureau pour rédiger le compte-rendu de mission qu’il enverrait ensuite à la maison mère, délocalisé depuis peu dans une grande ville américaine pour des raisons « pratiques » qui échappait à la logique d’Eustache. Mais ce dernier s’en moquait, du moment qu’il pouvait faire son travail.

    Il se dirigea vers la porte de la grande salle de communication pour regagner le Manoir. Avant qu’il n’y parvienne, il ressentit une violente douleur dans la poitrine. Ce fut comme si on lui avait planté une épée en travers du corps. Ce fut si violent qu’il s’évanouit.

                Il se réveilla quelques minutes plus tard dans l’infirmerie de son ami, le docteur Claude Rat, le médecin français de la dépendance, allongé sur la table de consultation. Les agents qui se trouvaient avec le professeur lors de son malaise l’avaient vite transporté chez le médecin.

    Assis à son bureau, celui-ci griffonnait des notes sur un carnet. Claude Rat était l’un des rares étrangers de l’enclave. Il était un peu plus jeune que le professeur et n’avait en rien l’allure d’un médecin avec ses longs cheveux poivres et sels noués en catogan et sa carrure de rugbyman, grand et large d’épaule. Et pour finir le tableau presque caricatural de cet homme du sud, ce dernier prenait soin de toujours s’exprimer avec son fort accent.   

    Par moment, Eustache se sentait monstrueusement petit face à son ami, lui qui dépassait avec peine le mètre soixante-dix. Le professeur ressemblait plus à un rat de bibliothèque, physiquement parlant, qu’à un athlète. Ce qui n’était pas complètement faux. 

    — De retour parmi nous la belle au bois dormant. Ne bouge pas, dit-il en voyant son patient éveillé. 

    Il se leva pour se rendre auprès d’Eustache, son stéthoscope à la main. Il posa son appareil sur le torse du professeur pour écouter son cœur et sa respiration.

    — Bon… rien n’a changé depuis la semaine dernière. 

     — Je me fais vieux, c’est normal… C’est plus de mon âge de m’exciter comme ça, ironisa Eustache en se redressant. Je me sens un peu fatigué ces derniers temps. C’est surement les raisons de ces malaises.

    — Excuse-moi, mais il y a des vieux de soixante-cinq ans bien plus mal en point que toi… J’ai tes résultats d’analyse par ailleurs… 

    — Alors ? Diabète ? Insuffisance cardiaque ? 

    — Assis toi tu veux. Je crois qu’il faut qu’on discute sérieusement. 

    Le professeur descendit de la table. Il passa sa main dans ses cheveux blancs pour les remettre encore une fois en place. Le docteur lui tendit sa petite paire de lunettes. Il y voyait beaucoup mieux. Son ami avait un visage grave. De toute évidence, il allait lui annoncer quelque chose d’assez désagréable. Il s’assit en face de Claude.

    — Tu sais Eustache, depuis qu’on se connaît, je t’ai toujours reproché de ne pas assez prendre soin de ta santé. 

    — Tu ne vas pas me faire la morale parce que je ne viens jamais faire mes contrôles de santé. Oui, je sais, si j’étais venu te voir dès le premier malaise… s’amusa-t-il.

    Le professeur n’avait jamais trop aimé les médecins et les examens de ce genre, et cela depuis sa plus tendre jeuneuse. Et par-dessus tout, il avait les piqures en horreur. Il n’appréciait pas non plus les médicaments. Au mieux, il prenait du paracétamol pour ces maux de tête, mais rarement autre chose. C’était toujours la croix et la bannière pour lui faire ingérer des remèdes quand il attrapait un rhum ou la grippe.  

    — Je suis sérieux Eustache. Excuse-moi d’être aussi direct : tu as un cancer. 

                Le visage du professeur pâlit. Son ami français faisait souvent des blagues, quelques fois douteuses. Mais son expression et son ton n’étaient absolument pas ceux de la facétie. Le docteur tendit le rapport d’analyse à Eustache qui l’examina.

    Il poussa un soupir en retirant ses lunettes.

    — Cancer des poumons… D’après toi, j’en ai encore pour combien de temps ? demanda-t-il.

    — Deux ans… voir trois… voir plus si tu suis un traitement adapté. 

                Il y eut long silence dans la salle. Eustache ne cessait de relire son dossier médical tout en caressant sa barbiche blanche. Ce qu’il ne disait pas à son ami, c’est que malgré la gravité de la situation, il n’avait aucune envie de suivre un traitement.

    Claude, lui, ne savait pas quoi dire… Il avait une folle envie de lui faire une leçon de morale : s’il était venu au contrôle médical annuel, le cancer aurait pu être détecté à temps et être soigné. Mais le professeur détestait les médecins… Parfois, le professeur agissait comme un vrai gamin.  

    — Quel con ! finit par s’exclamer Eustache. 

    — Ca tu peux le dire. Si tu… 

    — La Pythie me l’avait dit ! 

    — La Pythie t’avait prédit que tu allais avoir un cancer et tu ne me l’as jamais dit ? 

    Claude Rat faillit rentrer dans une colère noire. Comment pouvait-on savoir qu’on allait être malade et ne pas prévenir son médecin traitant ? Surtout si c’est la Pythie qui le lui avait prédit ! Certes, cette dernière n’avait plus toute sa tête, mais tout de même !

    — Je suis con, mais pas à ce point-là, répliqua Eustache. La première fois que je l’ai rencontré, elle m’a fait une prédiction :ce n’est pas l’animal qui est en toi qui te tuera, mais la part noire de son âme. L’animal dont elle parlait, c’était le cancer ! Depuis l’antiquité, on pensait qu’une sorte de crabe maléfique, le cancer, s’introduisait dans le corps des gens et les rendait malades. 

    — Et en presque cinquante ans, tu n’as jamais eu le déclic, le coupa Claude. 

    Eustache aurait pu partir dans une véritable conférence sur ce crabe s’il l’avait laissé faire. À l’heure actuelle, le médecin se moqua bien de savoir si cette bestiole avait été expédiée par on ne sait quel dieu dans le Zodiaque ou si c’était une sorte d’anthropophage à pinces. La seule chose qui aurait pu l’intéresser, cela aurait été le remède contre cette maladie-parasite. Malheureusement, que ce soit dans la vie réelle ou dans le monde fantastique, il n’y avait pas de traitement fiable.

    — Non. La chose que j’ai comprise à sa prédiction c’est que j’allais être assassiné. Je m’étais alors dit que peu importe la maladie, je m’en tirerai toujours. Ce qui arrangeait bien mes affaires. Tu connais ma passion pour la médecine. La part sombre de son âme avait-elle dit.

    — Et c’est quoi ce côté obscur de la Force ? 

    — Aucune idée, ne soupira-t-il. 

                De nouveau le silence s’installa dans la pièce. Le professeur n’était pas le genre d’homme à laisser apparaître ses sentiments, sauf bien sûr lorsque ceux-ci concernaient son fils. C’est d’ailleurs à lui qu’il pensait. S’il devait mourir dans les années à venir, comment allait-il faire ? Son garçon était encore un adolescent malgré son physique d’adulte. C’était là une des caractéristiques des dieux, de ne pas vieillir physiquement et mentalement à la même vitesse.

    — Comme tu es mon ami, je n’ai pas encore transmis ton dossier médical à la maison mère, reprit Claude. Je sais que ce n’est peut-être pas le moment le plus adapté pour parler de ça, mais… il faudrait sérieusement que tu penses à nommer quelqu’un qui puisse prendre ta suite… 

    — Et qui, s’emporta soudainement Eustache. Pas une seule des personnes que j’ai rencontrées ne possède le savoir nécessaire. Je respecte les chèvres des autres dépendances, mais aucun d’entre eux n’a un cinquième du savoir que j’avais à vingt ans ! Et puis qui va s’occuper de Kureno ? 

    Kureno était un sujet sensible. Le professeur s’était souvent demandé qui prendrait en charge le jeune dieu une fois qu’il ne serait plus là. Il avait toujours repoussé ce problème, car ce sujet ne lui avait jamais semblé d’actualité. Mais aujourd’hui, il fallait, au contraire, qu’il y réfléchisse sérieusement.

    — Dajan pourrait s’en occuper dans un premier temps… suggéra le médecin, l’air peiné. Il savait à quel point son ami tenait à son fils. C’était pratiquement sa seule famille.

    — Dans un premier temps, oui peut-être. Mais Kureno pose bien d’autres problèmes. Mais je n’ai pas envie de rentrer dans les détails. 

    Le professeur parut alors songeur. Ce que le docteur ne savait pas, c’est qu’il y avait bien des secrets autour du jeune dieu. Et pour garantir la sécurité de celui-ci, le silence était la meilleure solution. Pour le moment.

    — Tu sais Eustache, si tes collèges sont si mauvais que ça, prend un apprenti et forme-le. 

    — Je vais me faire tuer d’ici un an, voire deux au mieux… 

    — Sauf si tu prends un traitement bougre d’âne ! le coupa Claude.

     — Jamais je ne pourrais former quelqu’un de compétent en aussi peu de temps, finit le professeur sans tenir compte de la remarque de son ami. 

                Encore une fois, le silence s’installa. Le docteur perçut soudain une étrange lueur dans les yeux de son ami. Le professeur venait d’avoir une illumination. En quelques secondes, il avait trouvé une solution à ses problèmes. Mais très vite, son visage se décomposa, comme si sa brillante idée tombait brusquement à l’eau.

    — À quoi tu penses ? Je te connais bien. Quand tu as ce regard perdu, mais sûr de toi, c’est que tu as une idée… 

    — Il existe peut-être une personne qui pourrait, à la fois me remplacer et prendre soin de Kureno. 

    — Mais… 

    — Jamais elle n’acceptera. 



    [1] Ce prononce Indridason

    [2] Thérianthropie : Dieu ou créature mi-humain, mi-animal, surtout celui qui se transforme d’un être humain en un autre animal et vice versa, de façon complète ou partielle, par exemple loup-garou.

    [3]Mancien,-ne,-s : personne capable de faire des prédictions et/ou de lire l’avenir.

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